11 / Suzanne, sa mort, ses morts

capture d'écran de mon application audio du journal Le monde avec le récit de l'histoire de vie de Suzanne à l'écoute
sous un ciel aussi matinal que morne, un paysage caillouteux avec quelques arbustes

Suzanne est une vieille dame qui a été empoisonnée à trois reprises par l’homme qui détenait son appartement en viager. J’ai découvert son histoire à la lecture d’une série estivale que Le Monde a consacré à son histoire.

J’ai écouté le premier épisode en balade puis nous avons pris l’habitude d’écouter les autres avec ma soeur à l’heure de l’apéro. L’histoire n’a pourtant rien de gai ou de divertissant de prime abord. Pourtant elle est pleine de vie. Nous l’avons écouté comme une ode à l’amitié et à la sororité.

Suzanne doit sa vie à ses amies, qui à trois reprises ont appelé les secours à temps, la sauvant de l’empoisonnement.

Pour Suzanne, ce sont ses morts qui l’ont protégé. Cette phrase figure en ouverture et en conclusion de la série consacrée à son histoire.

« Je dois boire entre les repas. C’est comme ça qu’il m’a eue les trois fois, en versant du poison dans la bouteille. Mais je crois que ce sont mes morts qui m’ont protégée. Ils ont dû penser que ce n’était pas encore mon heure. »

Suzanne, citée par Pascale Robert-Diart, Le Monde, 12 aout 2024.

Ses morts, ce sont ses parents et ses deux soeurs. Suzanne a connu ses premiers deuils à l’adolescence. L’histoire de Suzanne ressemble à de nombreuses autres histoires de femmes des classes populaires nées dans l’entre deux-guerres. Suzanne vit chichement, ce sont les années qui donnent leur valeur immobilière à ses biens.

La valeur affective tient quant à elle à la famille et aux amies. Suzanne achète en viager un appartement dans une ville du bord de mer dans les années 1980. L’appartement se libère en 2005. Elle y vient alors de nombreux mois tous les ans avec sa soeur, jusqu’au décès de cette dernière. Elle s’y fait des amies parmi les voisines. Ensemble, elles se créent des traditions.

Suzanne les surnomme « les filles ». Régulièrement, elles organisent des petites fêtes autour d’une table dans la résidence. Anne-Marie apporte le champagne, Suzanne la salade de museau, « coupée à la bonne dimension avec pas trop de carottes », le boudin aux pommes et son fameux moelleux aux châtaignes. Elle se charge aussi de la première galette des rois, la divise en cinq parts, et celle qui a la fève offre la deuxième. Elles vont ensemble au restaurant, pour la « kermesse aux poissons », sur le petit port de Théoule-sur-Mer, non loin de Cannes.

Pascale Robert-Diart, Le Monde, 13 aout 2024.

Si la vie est douce sur la façade maritime c’est grâce aux copines. Si les trois tentatives d’empoisonnement et le procès qui les a suivi ont beaucoup marqué et choqué Suzanne, ce sont de nouveaux morts et des départs qui l’éloignent définitivement de son appartement.

Au printemps 2024, une page de la vie de Suzanne s’est tournée. Comme chaque année, elle était venue passer l’hiver dans son appartement du Cannet (Alpes-Maritimes). « Mais ce n’était plus comme avant », souffle-t-elle. Anne-Marie, sa voisine de palier, d’un an sa cadette, est décédée. Martine, l’artiste peintre du rez-de-chaussée, sa préférée de la bande des « filles », a déménagé. Pour partager la choucroute et la bouteille de riesling que Suzanne avait apportées, elles n’étaient plus que trois, avec Michèle et Claudine. A la galette des rois, le cœur n’y était pas. Suzanne a pris sa décision. Elle a retiré la housse en tissu de sa machine à écrire et tapé un courrier officiel à l’agence Lodel, gestionnaire de son viager, pour lui annoncer qu’elle libérait l’appartement.

Pascale Robert-Diart, Le Monde, 17 aout 2024.

Il y a ainsi les morts anciens, figures protectrices et les morts récents qui marquent les pertes.