Que de boue !

l'eau a envahi le terrain

Depuis quelques jours, il pleut sur Nantes. Avec parfois de violentes bourrasques qui viennent tout emporter sur leur passage. « Une nuit, le vent va prendre nos caravanes », s’inquiète Tatiana.  Ce jour-là on vient lui apporter les photos de son mariage et on lui présente le compte Platz sur Instagram à laquelle elle s’abonne, via son interface en Roumain. Elle nous dit qu’elle est contente d’avoir emménager sur ce « nouveau terrain » avec Léo dans une caravane qui jouxte celle de ses beaux-parents, mais qu’elle continue de se rendre tous les soirs chez sa mère pour prendre une douche. 

Frédérique parle avec une habitante

En cette fin d’après-midi de janvier, l’ambiance est plutôt terne et morose sur le bidonville. Il nous semble que tout a été déplacé de plusieurs mètres : les sacs poubelles, les déchets, tout s’envole. Le terrain semble plus dégradé que jamais. Dans l’allée centrale, les nids de poule de la route se sont transformés en flaques de boue géantes. Si les bidonvillois et bidonvilloises ont calfeutré leurs caravanes avec des bâches en plastique pour éviter qu’il ne pleuve à l’intérieur, l’eau est partout, elle entoure les caravanes et rend impraticable certains chemins entre les habitations. 

une caravane et un cabanon entourés d'eau et de détritus

Marcher dans la boue, avoir les chaussures crottées, crée une frontière : il y a le monde de la ville où les routes sont goudronnées et le monde du bidonville où les chemins sont boueux. La sociologue Margot Delon, dans le livre qu’elle a consacré aux enfants des bidonvilles dans les années 1960 à Nanterre et Champigny-sur-Marne1 raconte de quelle manière l’expérience de cette frontière matérielle marque les souvenirs. Une de ses enquêté·es se remémore ses souvenirs d’écolière : 

« La boue, les hivers pluvieux c’est tout à fait … et on avait une directrice fort charmante Mademoiselle Charette de son petit nom qui montait la garde à l’entrée de l’école et puis qui « fuit fuit » [signe d’ordonner un détour]… Donc tous ceux qui arrivaient du bidonville avec des bottes comme ça passaient aux toilettes, on mettait les pieds dans la cuvette et on tirait la chasse d’eau… donc t’avais intérêt à bien viser pour que l’eau n’arrive pas dans la botte [rires] , ce qui arrivait quand même assez régulièrement en même temps… Petit, c’était assez humiliant quand même de passer par la case WC, surtout qu’après tu te faisais engueuler par l’agent de service parce que t’avais sali ses chiotte … Dans les deux cas tu commençais mal la journée. » 

Margot Delon reprend :

« Ce tri des enfants à l’entrée de l’établissement conditionne le passage de l’espace du bidonville à celui de l’école, du sale au propre. De telles interactions répétées quotidiennement produisent une inquiétude très forte chez les enfants et participent à l’incorporation du sentiment d’une différence sociale fondée sur cette frontière urbaine du sale/ propre. »

60 ans plus tard, sur le chemin du bidonville de la prairie de Mauves, on croise deux jeunes filles qui reviennent du collège Sophie Germain, situé dans le quartier de Malakoff, le plus proche du terrain : « Il faut marcher au moins 40 minutes jusqu’à l’arrêt San Francisco et après on prend le bus, le C3… » Sac à dos sur les épaules, elles remontent l’allée et savourent l’éclaircie. On se promet de revenir les voir et de discuter plus longuement avec elles la prochaine fois.   

Le journal est composé de textes de Fred et de photos d’Armandine Penna.

  1. Delon, Margaux, 2024, Enfants des bidonvilles. Une autre histoire des inégalités urbaines, Paris, La dispute. ↩︎