Prince des ténèbres

Prince des ténèbres est un film de John Carpenter sorti au cinéma en 1987. L’ère Reagan, les années 1980, est une révolution conservatrice et puritaine marquée par une célébration du modèle de l’homme fort, de la famille hétérosexuelle blanche américaine et du bonheur capitaliste. John Carpenter sort de nombreux films durant cette décennie : Fog (1980), Escape from New-York (1981), The Thing (1982), Invasion Los Angeles (1988). Ils sont aujourd’hui reconnus mais ont été accueillis à l’époque avec un certain désintérêt. Parmi les films sous-appréciés de ce grand réalisateur, Prince des ténèbres occupe une place de premier plan.

Affiche du film on voit de nuit le prêtre le cylindre démoniaque le lieu de culte et la foule de SDF possédés

Dans mes billets je ne fais pas de critiques de film, je regarde le film avec le chien pour analyser ce que les films de genre nous apprennent des mondes dans lesquels nous vivons. Et pour cela, je divulgâche TOUT et pas dans le bon ordre. Lisez à vos risques et périls, vous avez été prévenu·es.

Le film s’ouvre sur un prêtre, sur son lit de mort. Il tient un petit coffre en métal sur son ventre.

Mon chien Salem est complètement avachi sur le canapé
on voit à l'écran une religieuse en habit et le sous-tire "On l'a conduit à l'hôpital mais ils n'ont pas pu le ranimer

Ce prêtre appartenait à une société secrète, la confrérie du sommeil. Il a laissé une clef dans la boîte métallique ainsi qu’un journal dont se sert un autre prêtre pour percer les secrets de la confrérie.

Le prêtre découvre que la clef ouvre une porte dans un bâtiment ecclésiastique abandonné, bâti au XVI° siècle par des espagnols. La porte mène à un grand espace en sous-sol dans lequel trône un grand cylindre vert entouré de bougies et de crucifix et accompagné d’un épais livre ancien contenant des explications codées dans différents langages archaïques.

Le prêtre met sur le coup son ami le professeur Howard Birack, un physicien intrigué par tout ce que la science ne peut expliquer ou plutôt ne peut pas prouver.

La semaine dernière je vous parlais des enquêtes menées par le couple Warren dans Conjuring. On voit les Warren et leur équipe utiliser toutes sortes de matériel scientifique et technique pour recueillir des preuves de l’infestation maléfique.

On voit Lorraine et un de ses assistants utiliser des appareil de captation sonore pour entendre les esprits
Conjuring, 2013.

L’historienne Stéphanie Sauget dans son ouvrage sur les maisons hantées insiste sur le fait que les chasseurs de fantômes du XIX° siècle adoptent des méthodes scientifiques pour prouver l’existence de phénomènes paranormaux, une part importante d’entre eux sont des scientifiques, comme l’astronome Camille Flammarion. Il cherche à prouver la pluralité des mondes habités, soit l’existence de mondes peuplés de non-vivants. Au siècle suivant, le professeur Howard Birack fait de même en cherchant à prouver cette fois l’existence de dieu.

Il réunit pour un week end une équipe de plus d’une dizaine d’étudiant·es et d’enseignant·es pour l’aider à résoudre l’énigme du cylindre vert par l’emploi de méthodes scientifiques de pointe, comme le montre les plans fréquents sur des ordinateurs.

L’équipe découvre que Satan n’est pas un ange déchu mais le fils d’un dieu régnant dans un autre mode. Le fils a été placé dans le cylindre vert, il y a 7 millions d’année, à la louche, dans l’attente d’une réunion avec son géniteur. Un extra-terrestre du nom de Jesus a été envoyé sur terre pour avertir les humains de ce péril et la confrérie du sommeil s’est alors retrouvée chargée de protéger le cylindre jusqu’à ce que la science ait suffisamment progressé pour comprendre toute cette histoire et trouver une solution. Entre-temps le silence devait être maintenu grâce aux enseignements de l’Eglise disant que le mal résidait dans l’âme humaine parce que « cela gardait l’humain au centre des choses. »

Alors qu’une super Nova s’apprête à frôler la terre, Satan se sent prêt à sortir de son cylindre, qui ne peut s’ouvrir que de l’intérieur. Autour du bâtiment, des personnes vivant à la rue et des personnes souffrant de pathologie mentales, se rassemblent, figées, dans un comportement proche du zombie. Elles tuent tout membre de l’équipe que cherche à sortir du bâtiment. L’un d’eux se fera empaler par un cadre de vélo manoeuvré par Alice Cooper, lui-même. Une scène que le chanteur faisait sur scène et que Carpenter a intégré à son film.

Les films de possession suivent le principe que les plus vulnérables sont les plus susceptibles d’être réceptifs à l’influence du mal. Dans les films de hantise comme Conjuring, les enfants voient les phénomènes paranormaux avant leurs parents. Ici la population à la rue est la première victime avant que le mal ne se propage dans le bâtiment en commençant là encore par ceux qui sont présentés comme les plus influençables, les femmes et les personnes racisées. Vous noterez en bonus que le mécanisme classique de possession, un liquide projeté dans la bouche, l’est à distance entre deux femmes et par un baiser entre une femme et un homme.

Tous ces possédé·es, à l’intérieur comme à l’extérieur, forment une armée créée par contamination. Ce thème est au coeur du film et plus globalement de la filmographie de Carpenter. Les asticots, fourmis et autres cafards qui s’agglutinent autour du bâtiment forment une métaphore du sale associée à la présence du mal.

Mais ce ne sont que des subalternes.

Le vrai danger vient de l’élu que l’on doit pouvoir reconnaître grâce à la présence d’une marque sur son corps. Or l’une des étudiantes, Kelly, a découvert un bleu à son bras peu après son arrivée dans le bâtiment. Ce bleu se transforme en signe alors qu’elle est endormie et elle reçoit le liquide dans les yeux et la gorge. Son corps se transforme comme si elle était sur le point d’accoucher avant qu’il ne retrouve une forme à peu près humaine, si ce n’est qu’elle est défigurée. Ce thème de l’identité est un autre thème récurrent pour Carpenter et il est incarné ici non seulement par la possession mais aussi, voir surtout, par le reflet, dans l’eau verte pendant la plus grande partie du film, puis par des miroirs pour la conclusion.

Et là je vous préviens à nouveau, vous allez vraiment voir la fin du film.

L’élu·e, un corps de femme habité par une force masculine, trouve un poudrier et en utilise le miroir pour appeler son père, le mal absolu. Elle le touche, semblant vouloir traverser le miroir, avant de se rendre compte qu’il est trop petit. Elle trouve un grand miroir dans une autre pièce. A la manière d’une Alice horrifique, elle le touche du bout des doigts puis sa main traverse, cherchant à atteindre une main monstrueuse tendue de l’autre côté.

Christine, la seule femme qui n’a pas été possédée, se jette sur elle, basculant avec elle dans l’autre monde. Le prêtre brise le miroir avec une hache.

Pour Jean-Baptiste Thoret, Carpenter n’est pas intéressé par la question du genre. Il peut faire des films sans personne féminin comme des films ici où c’est une héroïne qui évite l’apocalypse. Pour lui, il traite les personnages féminins comme les personnes masculins.

Je ne suis pas vraiment d’accord. S’il est vrai qu’une femme sauve le monde, en apparence, les dernières minutes du film la montre revenir dans ce monde pour l’anéantir. Elle rejoint ainsi tous les autres personnages féminins du film dans la possession. Plus encore, les relations à l’écran de deux personnages principaux, Christine et Brian, sont à l’image de l’ère Reagan. « Je suis sexiste et fier de l’être » dit Brian à Christine au début du film en l’invitant pour la première fois à sortir avec lui.

Si l’identité est un thème fort du film, elle n’est pas perçue au prisme du genre mais de l’âme. Le miroir comme la surface du liquide vert interroge le statut trouble du reflet, si semblable et en même temps si différent.

Le chercheur Julien Bonhomme a travaillé sur les usages rituels du miroir. Il représente pour lui un trouble identitaire, une perturbation de soi qui peut aller jusqu’au basculement dans un autre monde, la traversée du miroir. Le miroir agit alors comme un révélateur qui capte l’invisible.

Cette inquiétante étrangeté du reflet se retrouve dans les représentations évoquant des miroirs, où des fantômes apparaissent à la place d’un visage et où des vivants se font happer dans le monde des morts

Julien Bonhomme, « Réflexions multiples », Images Re-vues, 2007

A la toute fin du film, Brian touche le miroir de sa chambre du bout des doigts craignant de passer au travers. Sur ce mécanisme horrifique jouant sur la différence de perception entre la surface et la profondeur, je vous invite à aller voir / lire Night Swim, mon premier billet.