
Les moments-tournants
On avait envie de vous le dire en français, mais il est beaucoup plus fréquent de voir écrit « turning point ». Il a été élaboré par le sociologue Everett Hugues et repris par Andrew Abbott qui s’intéressait à la manière de mettre en narration les différentes configurations que peuvent prendre des parcours de vie, de rendre compte de leur forme, comme si au lieu de regarder le plan d’une ville, on regardait le plan d’une vie.
Imaginez un mapping de votre vie qui ferait apparaitre ces différentes séquences temporelles associées aux différents domaines de la vie (le travail, les loisirs, la famille, les ami·es…. On y verrait des stabilités mais aussi des transitions et lorsque ces transitions sont si importantes qu’elles changent la direction même du parcours de vie, on viendrait mettre une croix du la carte et on appelait ce moment un tournant.


« Les turning points séparent des chemins bien tracés et relativement rectilignes par des moments relativement abrupts produisant un changement de direction. (…) les turning points sont ces transitions rares qui font passer d’un régime de probabilités à un autre. (…) Les avants et après relativement rectilignes sont les trajectoires, qui sont liées entre elles par des « turning points » relativement abrupts. Ce sont des régimes stables séparés par des transitions rares. »
Andrew Abbott
Qu’est-ce qui bouscule nos vies ?
On peut envisager les moments-tournants à l’échelle individuelle de chaque parcours de vie. C’est ce qui intéressait Everett Hugues.
On peut aussi essayer de repérer des schémas, des répétitions, qui montrent que de nombreux parcours individuels sont affectés par la même chose au même moment de la vie. C’est ce qui intéressait Andrew Abbott.

A quoi reconnait-on un tournant ?
A certains points de bascule de nos vies, c’est comme si la terre s’ouvrait sous nos pieds, mais il arrive également qu’on ne reconnaisse un tournant que bien des mois voire des années après l’avoir pris.
La photographie ci-dessous prise lors de l’exposition Rock ! Une histoire nantaise nous plonge immédiatement dans l’adolescence. Si les objets font référence à une période donnée, les décennies 1950 et 1960, les références à la musique comme expression de l’identité, les posters, le lit simple nous plonge dans toutes les adolescences d’après guerre jusqu’à nos jours. L’adolescence est un moment de transition dans nos sociétés occidentales pour toutes celles et ceux qui la traversent. Pour certain·es comme les enfants placés au titre de la protection de l’enfance, avoir 18 ans est un moment-tournant, une probabilité forte de basculer dans la précarité, de ne pas vivre la même vie de jeune adulte que les autres personnes de la même génération.
Le logement et le travail sont les principaux éléments d’intégration dans nos sociétés occidentales. L’adolescent·e n’a pas encore acquis·e son autonomie par le travail mais iel la revendique dans l’espace, en fermant la porte de sa chambre et en s’appropriant cet espace comme iel le souhaite.
Les personnes de plus de 65 ans vivent souvent les décennies qui s’ouvrent à elles non pas comme une émancipation du travail mais en combattant le stéréotype qui fait d’elles une charge pour la société. Plus elles vieillissent, moins elles choisissent. On le voit dans le logement avec ce que les pouvoirs publics appellent « le parcours résidentiel des seniors ». L’abandon de l’habitat individuel est un moment-tournant.
Ces exemples nous parlent à la fois des âges de la vie et de l’habiter, deux des domaines de vulnérabilités sur lesquels nous travaillons, mais nous pourrions également parler des bifurcations de vie liées au deuil et plus globalement à la perte ou à la transformations des liens sociaux.
Nous vous invitons ainsi dans ces pages du site à revisiter certaines de nos enquêtes en cartographiant ces moments de bascule qui changent la morphologie de nos vies.
Le parcours de vie est un entrelacs dont la compréhension « s’appuie sur la prise en compte de trois propriétés fondamentales de toute histoire de vie : la multiplicité des sphères dans lesquelles elle se déroule, la variabilité dans le temps des configurations dessinées par l’articulation de ces sphères, et la double descriptibilité, objective et subjective, des événements et des parcours. »
Valentine Hélardot


Dans cette recherche menée dans le cadre d’un contrat de collaboration avec le CHU de Nantes et contribuant au projet Quali Trauma piloté par le professeur et chercheur Raphaël Cinotti, nous cherchons à identifier et comprendre les points de fragilisation qui ponctuent le parcours de vie des patient·es et de leur entourage aidant dans les deux années suivant un traumatisme crânien modéré ou sévère.
Nous suivons durant ces deux années (2024 et 2025), dix patient·es et la ou les personnes qui s’identifient comme leur·s aidant·es. Avec elles et eux, nous observons comment les différentes sphères de leur vie sont amenées à se reconfigurer sous l’effet direct ou indirect des conséquences du traumatisme crânien. La vie des patient·es comme des aidant·es peut être amené à bifurquer.
Tous les prénoms apparaissant sur notre site suivi d’une étoile * sont des noms d’emprunt.
La vulnérabilité économique et sociale des patient·es traumatisé·es crânien·nes
L’été dernier, un matin par temps couvert, nous rencontrons Béatrice*, retraitée, et sa fille Marianne*. Marianne n’habite pas loin de l’hôpital public où a été conduite Béatrice, alors inconsciente, après être tombée dans sa cuisine. Elle est restée en réanimation plusieurs jours pour suivre l’évolution de son traumatisme crânien. Elle a ensuite été transférée dans un service plus proche de son domicile où elle est restée de longues semaines. Le premier entretien, nous l’avons réalisé avec Marianne, puis lorsque Béatrice s’est sentie suffisamment vaillante pour nous parler nous l’avons rencontrée aux abords d’un hôpital privé où elle venait vers des examens complémentaires.
