

J’écoute, vois et lis beaucoup de choses sur la Shoah. Ça me vient de l’école. Je fais partie des générations d’écoliers, collégiens, lycéens qui ont été confrontés de manière récurrente à des concours sur la résistance, des hommages aux morts de la seconde guerre mondiale et qui surtout ont vu, très tôt dans leur vie, des images de camps de concentration.
Ça m’a traumatisé. Je venais à peine de comprendre que l’on était mortels que j’ai vu des images de personnes dont la mort était organisée. J’ai pas compris comment c’était possible. J’ai pas compris non plus la manière très objectivée et neutre dont ces images et ces faits m’étaient présentés : comme si il m’incombait à moi une responsabilité envers ses morts qui ne concernait pas les adultes.
Depuis j’ai écouté de nombreux témoignages, lu les historiennes et historiens qui travaillent sur ces questions mais je crois que les réponses que j’attends sont d’ordre éthique et non factuelles. Je comprends pas notre rapport aux génocides.
J’ai trouvé la série documentaire La décision. A l’origine de l’extermination des juifs d’Europe très intéressante parce qu’elle pointe l’ensemble des décisions et des actions collectives qui ont permis, soutenu et organisé l’extermination d’êtres humains et surtout qui l’ont rendu légitime aux yeux du monde en entretenant une haine des juifs, des tsiganes, des homosexuels et des lesbiennes.
Vivre dans une société qui perçoit la destruction d’êtres humains comme légitime, car si les nazis ont décidé et organiser la destruction des juifs d’Europe, ils n’en auraient pas été capables sans un large soutien sociétal.
A un moment donné du podcast, le producteur Michel Spinoza rappelle que ce processus de destruction a connu trois mouvements : laisser mourir (affamer les populations notamment), faire mourir (pousser les femmes et les enfants dans un exode mortifère – la noyade dans des marais par exemple), tuer (la mise en place de solutions techniques permettant de réunir massivement en un seul lieu des humains pour leur ôter la vie puis détruire leurs corps).
Ces expressions : laisser mourir, faire mourir et tuer éclairent vraiment pour moi la compréhension des génocides passés et contemporains et permettent à la fois de décrire des processus historiques et de nous interroger d’un point de vue éthique. En ne disant rien à quoi participons-nous ? A minima, à laisser mourir.

Quelques heures après avoir écrit ce billet, un dimanche matin, j’ai découvert l’expression « nécropolitique »‘ dans l’ouvrage Sphères d’injustice de Bruno Perreau. J’ai lu ensuite l’entrée Wikipédia consacrée à cette notion que l’on doit au chercheur en sciences sociales Achille Mbembe.
Achille Mbembe a été le premier à explorer en profondeur le terme de nécropolitique dans son article intitulé du même nom, paru en 2003 dans la revue américaine Public Culture. Dans cet article, Mbembe identifie le racisme comme un moteur principal de la nécropolitique, affirmant que la vie des personnes racialisées est systématiquement dévalorisée et habituée à la perte. En analysant la souveraineté et le pouvoir sous un nouvel angle, il développe ce concept en réaction aux événements du 11 septembre 2001 et à la guerre contre le terrorisme, mettant en lumière les nouvelles formes d’occupation militaire des territoires, principalement non occidentaux. Il examine comment le pouvoir peut influencer la vie en exerçant un droit sur la mort, un processus qu’il qualifie de ‘politique de la mort’.
Wikipedia
Si je reviens sur ce que j’ai dit plus haut en le formulant mieux grâce à ce nouveau concept, je regrette que l’on m’est enseignée la destruction systématique des juifs comme un devoir de mémoire et non comme une nécropolitique. Le devoir de mémoire met l’accent sur les émotions et non sur la brutalité des rapports de pouvoir et de domination. Le devoir de mémoire c’est « plus jamais ça » alors que la nécropolitique montre structurellement ce qui s’est produit et peut se reproduire si l’on ne change pas radicalement nos politiques.