La carte et le territoire

Nantes, le 9 décembre 2024

Le bidonville est une forme d’hétérotopie urbaine radicale. Non seulement, il est situé à la marge de la ville, mais il est un territoire clos, que personne – à part les professionnels qui y travaillent – ne traversera jamais par hasard. Il est là, inquiète souvent, révolte aussi parfois. La seule connaissance qu’en a l’habitant de la ville – même s’il habite en voisin – ce ne sont bien souvent que les images qu’il en a vues à la télévision.

On voit à l'image l'écran d'une télévision allumée sur le générique de l'émission Enquête exclusive
l'écran d'une télévision est photographié en gros plan on y voit une main gantée arrachant des radis du sol avec un sous-titre à l'écran "les secrets des camps roms"

L’émission “Enquête exclusive” de M6 a diffusé début novembre un reportage qui était en partie consacré au bidonville de la Prairie de Mauve : “Argent, trafic, débrouille, les secrets des camps Rom”. Le titre est un symbole de cette vision culturaliste qui est véhiculée depuis des années sur la population roumaine qui vit en bidonvilles : une population refusant de s’intégrer et vivant en partie d’activités illicites. 
On voit bien des gens face caméra, mais la réalité apparaît comme à travers un filtre déformant. Les vies des personnes interrogées deviennent des profil-types : le couple qui travaille chez les maraîchers du coin, le pasteur qui officie dans une Église pentecôtiste installée au milieu du camp, le jeune délinquant qui revend au marché au noir des bonbonnes de gaz volées… Ces portraits stéréotypés véhiculent une image homogène, négative et stigmatisante.

image satellite Google montrant le camp  vu du cielOn y voit un terrain en terre et de nombreuses caravanes réparties dans l'espace selon des lignes verticales et horizontales

Pour appréhender la réalité de la vie en bidonville sans y aller, il est aussi possible d’opter pour une vue aérienne, via google street view. On y voit les caravanes qui constituent un cadastre, comme un « brouillon de villes », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Michel Agier1. On y voit clairement l’allée centrale, l’organisation sous forme d’une place autour de laquelle s’organise la vie des caravanes. Les terrains sont généralement structurés autour de deux ou trois familles, avec la présence de plusieurs générations. Chaque nouvelle famille doit demander l’autorisation au chef de Platz2 avant de s’installer – voire dans certains cas lui verser un loyer. Cette régulation de voisinage structure les interactions au quotidien. 

Sur une feuille blanche, Frédérique a commencé à dessiné un plan du bidonville au stabilo. Les dessins sont commentés. Certains emplacements sont barrés.

Les premières fois où nous nous sommes rendues à La Prairie de Mauve avec Armandine, nous étions perdues, nous notions le numéro des caravanes – le recensement de chaque habitation ayant débuté à l’été – pour essayer de nous y retrouver. J’ai alors commencé à faire une carte pour identifier les différents « hameaux » et noter les lieux où vivent les premières familles avec qui nous sommes entrées en contact. 

Au fil des visites, la carte est devenue un repère, j’y note avec attention les changements qui interviennent semaine après semaine : les déménagements de caravanes, l’installation des compteurs électriques, le déblaiement des déchets sur l’allée centrale… J’ai l’impression par cet exercice cartographique de rendre familier un espace qui m’est en tout point étranger. 

  1. C’est l’expression qu’il utilise pour décrire la Jungle de Sangatte dans le livre collectif Décamper, La Découverte, 2016.   ↩︎
  2. Comme rexpliqué dans le billet « Introduction« , « Platz » est la transposition phonétique du mot roumain plaţ qui désigne à la fois un lieu de vie, un lieu dans lequel on peut construire une maison, et aussi une place ou une cour ↩︎