Habiter

Nous avons dans notre société une vision géométrique du social. Chacun et chacun de nous occupe une « position » plus haute ou plus basse que d’autres personnes. Cette « position » peut être symétrique à celle qu’occupe d’autres membres d’une même famille ou être vécue comme un décalage ou un décrochage.

une oeuvre de street art sur un mur un oiseau jaune et bleu sur une branche délicatement fleurie
oeuvre du Voyage à Nantes. un immense mètre à rouleau jaune est déployé sur le parvis herbeux devant un immeuble

Le logement est un puissant intégrateur social. Tout comme le travail, il vient donner sens et légitimité à cette « position ». Mais il ne renseigne pas la manière dont chaque personne construit son rapport à soi et au monde. C’est pourquoi nous choisissons ici d’explorer l’habiter plutôt que l’habitat.

Quels rapports entretenons-nous avec les lieux de notre existence ? En quoi les lieux sont-ils constitutifs de nos existences ? Pourquoi certains lieux d’existence ne sont pas considérés comme des habitats légitimes ?

des pigeons s'envolent au pied d'un vieil immeuble

« S’il y a des territoires qui tiennent à être chantés ou, plus précisément, qui ne tiennent qu’à être chantés, s’il y a des territoires qui tiennent à être marqués de la puissance des simulacres de présence, des territoires qui deviennent corps et des corps qui s’étendent en lieux de vie, s’il y a des lieux de vie qui deviennent chants ou des chants qui créent une place, s’il y a des puissances du son et des puissances d’odeurs, il y a sans nul doute quantité d’autres modes d’être de l’habiter qui multiplient les mondes. Quels verbes pourrions-nous découvrir qui évoquent ces puissances ? Y aurait-il des territoires dansés (puissance de la danse à accorder) ? Des territoires aimés (qui ne tiennent qu’à être aimés ? Puissance de l’amour), des territoires disputés (qui ne tiennent qu’à être disputés ?), partagés, conquis, marqués, connus, reconnus, appropriés, familiers ? Combien de verbes et quels verbes peuvent faire territoire ? Et quelles sont les pratiques qui vont permettre à ces verbes de proliférer ? Je suis convaincue, avec Haraway et bien d’autres, que multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable. […]

Je dis habiter, je devrais dire cohabiter, car il n’y a aucune manière d’habiter qui ne soit d’abord et avant tout “cohabiter”. »

Vinciane Despret, Habiter en oiseau.

Territoires disputés

C’est la mise en ordre du temps – le planning – qui nous fait remarquer la particularité de ces territoires dont l’habitabilité dépend de la capacité à penser ensemble conditions d’existence et de travail. Cette mise en ordre du temps peut s’imposer aux habitants et habitantes qui mangent, se divertissent et dorment au rythme des interventions professionnelles.

Le rythme du temps peut s’auto-imposer lorsque la personne qui habite est également celle qui travaille. Le terme de télé-travail est fabriqué par l’idée que travailler à domicile = travailler à distance mais c’est oublier que la production domestique rémunérée ou non, salariée, entrepreneuriale ou bénévole, se déploie dans de nombreux habitats.

Exister en EHPAD

Nos recherches et interventions au sein d’Etablissements d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes portent sur les conditions d’existence. Sur quoi s’appuient les habitantes et habitants des EHPAD pour construire leur identité narrative ? Un « JE  » qui leur permet de donner du sens à leur existence dans ce dernier lieu de vie, collectif et régulé par une activité professionnelle de soin et de prendre soin.

une vieille dame en pyjama et chausson se penche vers Salem pour le caresser dans un couloir

« Si j’avais su que tu venais, je me serais habillée  » dit cette habitante à Salem en lui caressant la tête. Il est 8H30. Le petit déjeuner est servi en chambre ou dans de petits espaces dans lesquels sont installées quelques tables et une télé, indéfiniment allumée.

La grande silhouette de Salem occupe l’espace. il le fait sien, choisissant ses coins, passant une tête dans une chambre dés que son passage suscite une exclamation. Il fuit lorsqu’il voit une aide-soignante se saisir d’un pommeau de douche, se réfugiant derrière le fauteuil d’une habitante qui lui confie ne pas aimer non plus ces temps de toilette et d’attente de la toilette qui rythme la matinée jusqu’au repas de midi.

Pour comprendre ce que veut dire exister en EHPAD, il faut mettre ses pas dans les pattes d’un autre, d’une altérité qui ouvre la conversation sur la différence, la perte et l’absence.

Entreprendre sa vie

Pour lancer nos recherches sur l’habiter, nous sommes allées, micro en main, à la rencontre de 18 habitantes de Loire-Atlantique, propriétaires, locataires, hébergées, vivant en maison, en appartement, en cabane, seule ou à plusieurs, avec ou sans conjoint·e, avec ou sans enfant·e, avec ou sans animaux. Plusieurs travaillaient chez elles. De nombreuses femmes font du chez soi un lieu de travail.

une femme de dos, dans l'espace qu'elle a aménagé pour son atelier entre sa cuisine et son salon

C’est le cas depuis longtemps des assistances maternelles. Plus récemment, l’auto-entreprenariat a diversifié les activités pratiquées chez soi. Sur la photo, l’entrepreneuse a installé son atelier textile entre la cuisine et le salon. Si l’auto-entreprenariat parait être une opportunité d’aménager sa vie professionnelle pour faire face aux contraintes du travail domestique, il n’est pas facile de rester maitresse de son domicile quand le travail emménage.

La disponibilité horaire est élevée, la frontière entre travail et non-travail est parfois floue, la pénibilité peut être importante et la rémunération est souvent peu élevée.

Comment les femmes qui travaillent chez elles construisent-elles leur identité professionnelle ? Entreprenariat rime-t-il toujours avec autodétermination ?

Pour comprendre ce que signifie pour les femmes entreprendre sa vie, c’est-à-dire tenter de fabriquer chez elle par elles-mêmes et pour elles-mêmes des conditions de travail qui leur offre des conditions d’exister, il faut franchir la frontière de l’intime.

Dans l’intimité des autres

Exercer son métier dans le lieu de vie d’un autre, voilà quelque chose de particulier. Si l’expression « travail à domicile » renvoie au fait de travailler depuis chez soi, « l’aide à domicile » ou « les services à la personne » renvoient à un ensemble de métiers du soin et du prendre soin exercés dans l’intimité des autres. Ce sont bel et bien des métiers de l’autonomie, mais non au sens d’une limitation physique, cognitive ou psychique, mais de la capacité laissée aux habitantes et habitants de choisir et d’agir.

un escalier extérieur menant à une maison, une rampe a été installée permettant de monter les escaliers via une chaise

En Ardèche, nous avons pu rencontrer des professionnelles et les habitantes et habitants chez qui elles interviennent. Des aides techniques complètent les aides humaines. Pour de nombreuses personnes, ces interventions professionnelles sont la condition leur permettant de demeurer dans un chez-soi choisi. En établissement d’hébergement, ces mêmes interventions viennent questionner la réelle capacité laissée aux personnes aidées de s’autodéterminer. Deux salles, deux ambiances.

En quoi les relations entre professionnelles et habitants et habitantes participent-elle à faire ou défaire le chez-soi ? Quand son domicile devient le lieu de travail des autres et réciproquement quand le travail permet le lieu de vie comment se fabrique la longueur qui sépare la personne qui travaille de celle qui habite, entre distance nécessaire et juste proximité ?

Pour comprendre le caractère fondamental de la liberté d’être chez-soi il faut s’intéresser à une autre liberté, celle d’être soi, à travers la réinvention de l’intimité au croisement du personnel et du professionnel.

Territoires aimés

Aimé. Ce n’est pas un adjectif qu’on a l’habitude de lire lorsqu’on découvre la cahier des charges d’une commande. C’est également un mot que l’on contourne lorsqu’on produit de la connaissance ou de l’action. Tout ce passe comme si en abordant l’affection, on arrivait aux limites de ce que l’empathie ou le raisonnement permettent de comprendre.

Et pourtant. Les liens sociaux du chez-soi sont des liens affectifs définis à l’aide des imaginaires de l’amour et de l’amitié, qu’il s’agisse de dire ce qui est ou ce qui manque.

Va-t-on s’entendre ? Si la question vient à l’esprit quand on découvre son voisinage, elle devient intense lorsqu’on décide d’habiter un lien en commun.

Vieillir ensemble

Comment habiter différemment dans l’entraide tout en préservant un espace à soi ? C’est ce à quoi réfléchissent des groupes d’habitantes et habitants qui souhaitent vieillir autrement, en trouvant un projet qui leur correspond. L’habitat participatif est une nébuleuse d’initiatives qui ont en commun de reposer sur le pouvoir d’agir et l’autodétermination.

Il n’y a pas de recette magique. Vieillir ensemble est un engagement. Cela demande beaucoup d’échanges et d’inflexions. On ne vit jamais vraiment tout a fait de la même manière à plusieurs et heureusement d’ailleurs sinon quel intérêt ?

Nous nous intéressons particulièrement aux projets dans lesquels les habitantes et habitants se fixent comme objectif de vieillir ensemble jusqu’au bout de la vie.

Pour comprendre les dynamiques résidentielles et les parcours de vie qui conduisent des personnes à s’inscrire dans un projet d’habitat participatif, il faut analyser les représentations individuelles et collectives de l’habiter et passer de la notion de chez-soi à celle d’espace à soi dans une perspective féministe.

Faire jardin

Jamais durant nos études en sciences sociales nous avons eu des enseignements sur le vivant, qu’il s’agit de prendre en compte la faune ou la flore. Pourtant ces dimensions du social ont fait une entrée fracassante dans nos préoccupations au travers du travail de terrain. Les pigeons sont devenus des acteurs centraux des relations de voisinage dans le monde urbain. En 2020, au coeur de la pandémie de Covid-19, l’alimentation urbaine est devenue un sujet incontournable.

Nous avons fait nos premiers pas dans les jardins dans le quartier de la Boissière à Nantes, dans une ferme urbaine tout d’abord puis en suivant les projets portés par des habitantes et des acteurs et actrices de quartier.

Mettre la main dans la terre, faire pousser, réfléchir aux règles communes de soin et de récolte et coordonner les actions de jardinières et jardiniers, pour certains encore à l’école primaire et pour d’autres depuis longtemps à la retraite… Ces différentes facettes évoquent la manière dont se tissent des liens entre les personnes et avec un quartier à partir du végétal.

Pour comprendre la place qu’occupe aujourd’hui les jardins partagés, il faut s’intéresser au caractère très concret que ces jardins donnent aux notions de commun et de prendre soin.

Vivre l’absence

Parfois on croit qu’une personne vit seule chez elle et en entrant dans le séjour on découvre des photos, des articles de journaux encadrés, des petits souvenirs remplissant des étagères, qui viennent dire les liens sociaux par l’absence des êtres, des choses et des évènements auxquels ils se rattachent. Ce sont des formes de présence-absence qui comptent dans la manière dont l’habitant ou l’habitante s’inscrit dans son lieu de vie et peine à en imaginer un autre.

Nous avons tendance à inscrire les liens d’affection dans le présent et l’avenir, en oubliant la force de ceux qui appartiennent au passé. Ces liens sont pourtant constitutifs de la manière dont des personnes habitent un logement et plus largement le monde.

Le rôle joué par les absentes et les absents dans le parcours de vie est peu éclairé alors que des personnes prennent des décisions, vivent au présent et se projettent dans l’avenir en prenant comme point de référence l’absence.

Pour comprendre le rôle que jouent l’absence et les absent·es, il faut partir des moments où il est le plus visible. Nous nous intéressons particulièrement aux trajectoires résidentielles, aux moments-tournants où se pose la question de quitter un lieu.

Territoires dansés

Il arrive qu’un territoire soit habité, travaillé, traversé par des êtres qui cherchent à s’accorder sur les conditions de leur co-présence. Ils s’observent. Se tournent autour. Le mouvement est une dimension fondamentale des territoires fragilisés. Lorsqu’on pénètre, en étranger, sur ces territoires pour les observer et les comprendre, on s’attache tout d’abord à observer ce qui bouge et ce qui reste immobile, à repérer les présences par le mouvement.

« Oui… mais si on danse ? » s’interroge Gaston Lagaffe pour savoir si son costume est bien adapté à l’action qu’il envisage. Et si l’on faisait de cette question un impératif lorsque s’imaginent les projets et dispositifs à implanter dans les territoires fragilisés pour ne pas figer les êtres et les choses qui doivent trouver comment s’accorder.

Hors les murs

Notre imaginaire nous pousse à penser les lieux par leurs limites. Ce n’est pourtant qu’aux XIX° et au XX° siècles que s’est élaboré notre attachement politique aux frontières, aux points de passage et à la régulation des mouvements de population. On pense par les murs. Avoir un toit sur la tête et des murs autour de soi crée un sentiment de sécurité.

Pour nous les humains en tous les cas, la faune et la flore sont fragilisées par cette emprise. Mais comment la réduire ou du moins la maîtriser alors que nous ne savons pas vivre ensemble en sécurité dans des espaces ouverts ?

Les parcs et jardins sont des lieux privilégiés d’observation. On y voit comment un individu ou un groupe de personnes déploient des stratégies pour occuper momentanément un espace. On voit aussi des danses territoriales lorsqu’aux beaux jours, chacun essaie d’avoir son petit bout d’espace.

Mais l’enjeu est bien plus large. La classe hors les murs amène à penser autrement le rapport aux savoirs. Les pratiques sportives libres viennent interroger la prégnance des normes sociales et des mécanismes discriminatoires dans des espaces qui paraissent ouverts. On observe ainsi un accès restreint des femmes et des personnes racisées aux espaces réputés libres. On remarque également que certaines pratiques dominent ces espaces, s’enracinant dans des cultures urbaines spécifiques, comme le skate.

Pour comprendre comment faire des espaces hors les murs des territoires dansés, il faut comprendre les régulations implicites de ces espaces et apprendre à faire territoire autrement.

Vivre ici et là

Il existe de nombreuses formes d’occupation illicites de l’espace en vue de l’habiter. Certaines sont individuelles, une cabane construite sur un terrain agricole par exemple; d’autres sont collectives et peuvent donner naissance à des bidonvilles, c’est-à-dire des quartiers informels et illicites au coeur ou en périphérie des villes. L’habiter est précaire au sens où il n’est pas légalement autorisé; il s’organise par occupation improvisée et progressive et il se déploie à travers l’usage de matériaux et techniques de construction fragiles sur des terrains non viabilisés.

Nous nous intéressons à un type de bidonville spécifique, habité par des populations qui vivent ici et là et pour lesquelles le là compte plus que l’ici.

une caravane et un cabanon entourés d'eau
Armandine Penna

Plan 9 a soutenu Frédérique Letourneux dans le déploiement du projet Platz Nette qu’elle poursuit désormais de manière indépendante avec Armandine Penna. Ensemble, elles s’intéressent aux trajectoires des habitantes et habitants du bidonville de la Prairie de Mauves à Nantes en cours de résorption.

Ces trajectoires rencontrent-elles dans leurs besoins et aspirations les propositions d’accompagnement des professionnel·les de l’habitat, de la santé et du social qui interviennent auprès des bidonvillois et bidonvilloises ? En quoi notre perception de la vulnérabilité est-elle commensurable avec celle des habitant·es des bidonvilles ?

Pour comprendre les difficultés que rencontrent les professionnel·les à inscrire dans la durée des actions envers les populations vivant en bidonville en France et dans un autre type d’habitat ailleurs, il faut penser la vulnérabilité comme un mouvement qui se déploie dans une perception de l’espace géographique et du temps qui ne correspond pas aux critères sur lesquels sont fondés nos politiques publiques.

La bonne cage

En 2019, nous faisons du porte-à-porte auprès d’habitantes et d’habitants pour échanger sur leur attachement à leur quartier. L’une d’entre eux nous a dit que ce qui comptait pour elle c’était d’habiter une bonne cage. L’expression nous a frappé parce que nous souhaitions comprendre un sentiment de relégation et que le mot « cage » était employé au sens d’abri et non d’enfermement, de protection et d’entraide et non de privation.

En quoi peut-on vivre dans une bonne cage ?

Pendant 4 saisons du début du printemps 2020 à la fin de l’hiver 2021, nous avons suivi le quotidien des habitant·es et des professionnel·les du quartier populaire de la Boissière à Nantes. Les tours font face aux pavillons, le tram fait le lien avec le centre-ville, la pataugeoire s’animé aux beaux jours alors que les espaces publics se vident le reste de l’année, les pigeons tentent de s’approprier les cages d’escalier.

Les petits et grands projets urbains cherchent à structurer et ordonner le mouvement, à donner des fonctions claires aux espaces encourageant des usages et en dissuadant d’autres. Mais… si on danse ? Ces projections résistent-elles aux chorégraphies habitantes ?

Pour comprendre les besoins et aspirations des habitantes et habitants des quartiers populaires, il faut accorder autant d’intérêt au repli qu’au déploiement, aux espaces privés, partagés et publics, aux danses invisibles et aux occupations manifestes.

Parcourir nos mondes

Nous avons invitons à secouer les boules à neige dans lesquelles nous avons encapsulé les mondes sociaux que nous parcourons au fil de nos recherches, de nos interventions et de nos formations.

  • Les bouts de la vie : les parcours de vie sont particulièrement fragiles à leurs extrémités, quand le coeur de la société adulte tend à minimiser l’autodétermination et la participation des plus jeunes et des plus vieux.
  • L’habiter : on habite des lieux comme on habite des vies, dans leur immanence comme dans le tissu de relation qui les connectent aux autres et au monde.
  • Les liens sociaux : dans une société où l’individualité et la singularité sont perçues comme un idéal, il est crucial de rappeler la pluralité des identités et la puissance des solidarités.
  • Les moments-tournants : la vie n’est pas une ligne droite. Elle est faite de creux et de déliés, d’itinéraires de contournement et de voies de garage, de covoiturage et de chemins de traverse.
  • La fin et ses au-delà : bien que nous vivions dans une société vieillissante, nous ne discutons pas de ce que signifie parvenir au bout d’une vie, ni l’injustice ressentie de ne pas avoir assez vécu ou le fardeau de penser qu’on est là depuis trop longtemps. On ne se dit pas non plus de qui et de quoi nous devrions faire trace et mémoire.