

Dimanche soir, j’étais dans mon bain en train de regarder un documentaire sportif sur Netflix. J’ai reçu un texto de ma soeur.

Cela m’a saisi.
Je n’ai pas suivi la carrière de Shannen Doherty, mais elle a accompagné ma vie. Je me souviens avoir regardé Beverly Hills avec ma soeur. En suivant la série sur la télé suisse qui diffusait les épisodes avant la télé française. Un épisode par semaine, le week end. Charmed marque une autre époque télévisuelle, le samedi soir sur M6. Le moment où j’ai trouvé une passion pour les séries qui ne m’a plus quitté.
Je n’ai revu aucune de ces deux séries, elles ne m’intéressaient pas vraiment. Cela n’empêche pas qu’elles fassent partie des souvenirs précieux de ma vie.
A l’époque de Beverly Hills j’avais une passion dévorante pour la presse ado. Mon père m’emmenait le samedi matin au marchand de presse. Il achetait un magazine sur les voitures et moi un truc sur les stars. On lisait ça l’après-midi dans le jardin ou le séjour, selon la météo. Shannen Doherty était présentée comme une femme capricieuse et égoïste qui se faisait renvoyer de tous les plateaux. Bien plus tard dans les années 2010 quand la parole des femmes a commencé à se libérer, d’autres mots ont été mis pour préciser ces adjectifs : vouloir un salaire égal aux acteurs masculins, refuser d’être traitée comme un objet, participer à la prise de décision. Il est apparu que les studios aimaient mettre les actrices en rivalité et créer des conflits pour réduire au silence celles qui avaient des revendications.
J’ai commencé à suivre Shannon Doherty sur Instagram. J’ai appris qu’elle avait un cancer. Elle en a beaucoup parlé au fil des années. Encore une fois, un écho, à l’intérêt professionnel que je développais pour la manière dont la maladie affecte la trajectoire de vie et pour la mort.


La distinction qu’elle opère dans cet entretien qu’elle a accordé à People (référence ultime de mes lectures de jeunesse) résonne en moi, à la fois dans la relation personnelle que j’entretiens avec la mort mais aussi dans les discussions qui traversent les cafés mortels qu’anime Plan 9.
Je n’ai pas peur de la mort parce que je sais où je vais, je sais des gens que je vais revoir. (…) Je ne veux pas mourir. C’est le différence. Je n’ai pas peur de mourir. Je ne veux pas mourir. Genre, jamais.
Shannon Doherty, People, 2023.
La mort n’est pas tabou. C’est le leitmotiv de cette chronique. Mais, en retranscrivant cet entretien et en repensant aux réactions des personnes à qui je dis que je ne veux pas mourir, je me dis qu’il y a quelque chose qui tient à l’interdit dans cette affirmation. Comme si ouvrir la possibilité du refus de la mort menaçait l’ordre social dés que l’on porte cette affirmation dans la vie quotidienne et non dans les arènes techno-médicales des géants de la Tech et de la santé. Il s’agit en effet dans ces dernières de repousser l’inéluctable par la médecine ou de le contourner par des tentatives de stockages de la conscience. Alors que ce que dit Shannon Doherty est tout autre, cela relève de l’intentionnalité, de la conscience de soi et du rapport au monde. Etre morte, OK. Mourir, OK. La mort, non merci, ce n’est pas l’horizon dans lequel j’ai envie de me penser. Avoir peur de mourir et refuser d’avoir autre chose que la vie comme horizon sont deux choses très différentes.
Cela me fait penser à une interview de l’écrivain John Irving que j’ai écouté pendant ma balade du matin avant-hier.
Il y a au moins trois romans dont j’ai l’idée et que je n’ai pas encore commencés. J’ai 82 ans, je ne peux plus tout à fait procéder comme d’habitude. Alors, pour choisir celui auquel me mettre, la question est de savoir lequel me semble le plus difficile ou le plus long, en laissant de côté ce qui me paraît plus court ou moins lourd en matière de recherches. Je vous ai dit qu’écrire en direction d’une fin prédéterminée, c’est ce que je fais tout le temps, je connais. Mais écrire en direction d’une fin qui est réelle, qui est la mienne… voilà qui est nouveau. C’est intéressant.
John Irving, Le Monde, 17 juillet 2023
Allons un peu plus loin sur ce rapport au caractère fini de nos vies.
Est-ce que la mort joue un rôle dans la manière dont vous envisagez vos relations sociales ? Plus précisément, quand vous vous engueulez avec quelqu’un·e, est-ce que l’idée de ce dont vous aurez l’air si la personne meurt vous passe par la tête ?
Si vous avez un peu suivi la vie et la mort de Shannon Doherty, vous voyez sans doute où je veux en venir. Les studios et les médias ont entretenu pendant des années la mauvaise réputation de Shannon Doherty donnant le beau rôle aux actrices avec lesquelles elles partageaient l’écran. Ces querelles médiatiques sont été entretenues par la mémoire médiatique, mais avec l’attention nouvelle portée aux revendications professionnelles des actrices combinée pour Shannon Doherty au récit d’un combat contre une maladie mortelle… Les rôles ont été redistribuées. La méchante est devenue héroïne.
Comment rédiger l’hommage qui sera publié sur vos média sociaux quand vous savez que les gens qui vous lisent attendent avant tout de savoir comment vous allez trouver à dire les plus gentilles choses sur quelqu’une qu’il est notoire que vous n’appréciez pas.
Dans nos recherches sur la mort, nous avons été interpellées par des professionnelles du deuil pour travailler sur ce qu’elles appellent « les paroles malheureuses », les mots sur les mort·es, la mort et la perte qui blessent les survivant·es. Cela nous est très difficile parce que cela fait appel à des critères de jugements en valeurs et en morale qui ne sont pas universaux. La parole qui crée du malheur pour l’un·e peut réconforter l’autre.
Ce que l’on peut faire par contre c’est travailler sur la codification sociale de la perte et notamment sur les règles sociales qui impliquent de toutes et tous d’avoir un truc sympa à dire sur la personne décédée. Je pense que l’actrice Alyssa Milano, qui a joué dans Charmed avec Shannon Doherty sera d’accord avec moi là-dessus.
L’actrice a choisi de ne pas publier de posts sur les réseaux sociaux mais d’envoyer un communiqué aux médias dans lequel elle déclare : « Ce n’est un secret pour personne que Shannen et moi avions une relation compliquée, mais au fond, c’était quelqu’un que je respectais profondément et que j’admirais. C’était une actrice talentueuse, aimée de beaucoup, et elle manquera au monde. Mes condoléances à tous ceux qui l’aimaient. »
Sentant venir cette pression sociale pesant sur ses ennemi·es, Shannon Doherty s’était ouverte sur ses souhaits funéraires dans son podcast.
Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui viendront à mes funérailles alors que je ne veux pas les y voir. (…) Ils viendront parce que c’est la chose politiquement correcte à faire, et ils ne veulent pas avoir l’air mauvais. Je veux en quelque sorte les soulager de cette pression et je veux que mes funérailles soient comme une fête de l’amour. Je ne veux pas que les gens pleurent ou que les gens se disent en privé : « Dieu merci, cette s- est morte maintenant. »
Shannon Doherty, Let Be Real, Janvier 2024