17/ L’impensable

La veille ma soeur a essayé de m’appeler à plusieurs reprises.

C’est pas son genre, quand je ne réponds pas, elle sait que c’est soit que j’ai une migraine soit que je suis occupée. Mais il se trouve que j’avais une migraine, alors je me suis dit qu’elle m’enverrait un sms si c’était grave.

Le lendemain ou encore le jour d’après je ne sais plus, je l’ai eu au téléphone, je rentrais du boulot. On a parlé sur la route. Je lui ai dit au revoir. Elle m’a dit « j’ai encore un truc à te dire, mais appelle-moi quand tu es arrivée à la maison, je préfère. »

J’ai raccroché. Je me suis garée. J’ai regardé mon volant. Je me suis dit « là Elvire, tu devrais prendre une photo de ton volant pour ton journal parce qu’elle va t’annoncer la mort de quelqu’un ».

Et puis j’ai pensé que c’était n’importe quoi et je suis sortie de la voiture. Arrivée à la porte, je me suis dit « prends une photo de la porte pour ton journal ».

Je ne l’ai pas fait. Pour tromper l’appréhension, je me suis dit que si elle m’annonçais une mort, je ressortirais prendre les photos. C’était une manière de minimiser mon appréhension, de la faire passer pour ridicule alors que je connais très bien ma soeur.

Je savais.

Je l’ai appelé. J’ai fait exprès de relancer la conversation. J’avais l’impression que tant que je parlais de tout et de rien et qu’elle ne m’interrompais pas, c’était que je m’étais trompée.

Et puis je me suis tue.

Et elle s’est mise à parler.

Avec beaucoup de soin et de tendresse dans le choix de ses mots mais sans fioritures ni tergiversation. Elle m’a dit qu’elle avait vu passerelle partage d’un post sur Facebook, un message d’au revoir à une défunte nommée par son diminutif « Elo ». Elle a regardé la profession de la personne à l’origine du post et la ville où elle habitait et l’a contacté en message privé pour lui demander s’il s’agissait de la Elo à qui elle pensait, mon amie d’enfance.

C’était elle.

C’était pas possible.

Simplement pas possible.

Parce que je croyais qu’elle allait mieux.

Parce qu’en apprenant sa mort venait la certitude qu’elle n’était pas malade et qu’il ne s’agissait pas d’un accident.

Elle s’est efforcée de vivre dans une société dont les normes lui faisaient violence jusqu’à n’en plus pouvoir et se laisser mourir.

Je m’étais persuadée au fil des décennies que ça allait aller. Je pensais qu’un mal qui ne vous tue pas ne vous rend pas plus fort mais finit par passer son chemin. Je comprends pas qu’un truc dont j’ai eu si peur quand on avait vingt ans puisse se produire maintenant. Je pensais qu’il y avait une forme de prescription pour les grandes blessures de la vie.

J’ai pas pleuré. J’ai passé des semaines étouffée par la colère. A essayé de la cracher sans y arriver.

Cette semaine une chose s’est passée que je n’ai pas comprise sur le coup. Je ne sais pas comment, vous, vous gérez votre être intérieur, mais j’ai une confiance absolue dans la capacité du mien à ramener les choses à la surface et à me donner en temps voulu la capacité d’y faire face.

Mardi j’ai animé un café mortel. Plusieurs personnes ont témoigné de l’importance pour elles de l’au-delà. Non seulement du fait que l’éternité existe mais que les gens qu’elles aiment y soient heureux.

Hier, vendredi, j’ai levé la tête de mon bureau et regardé les arbres par la fenêtre. Et hop mon être intérieur a fait remonter ce qui m’étouffait à la surface.

Elo j’espère que tu n’es pas apaisée du tout. Si l’au-delà existe et que tu y es, j’espère que tu ne sautilles pas dans un pré entre trois moutons. J’espère que tu es putain d’énervée et qu’ « on » t’a donné la possibilité de cracher des flammes (attention aux moutons quand même).

En revenant de ma balade à la plage avec les chiens j’ai pris en photo mon volant et la porte et avant d’écrire ce billet qui m’a fait beaucoup pleuré je suis allée au cimetière.

Pas voir Elo, je sais pas où elle est, j’ai pas demandé.

Mais parce que j’ai trop remis à plus tard un projet de recherche qui m’attend depuis plus d’un an. Enfin je sais ce que j’ai envie de raconter.

La suite de l’histoire.

Le post mortem de nos trajectoires de vie.

Pour que les colères ne s’éteignent pas avant d’avoir été racontées.